Cette lettre est la préface d'un carnet de voyage dans les Maures écrit et réalisé au cours de cinq grandes marches faites en compagnie du peintre et carnettiste de voyage Simon.
Cet ouvrage, encore inédit marie peinture, collage, récit et poésie.
Les poèmes qui doivent y apparaître sont reproduits dans ce site à la page "Recueils de poèmes - Dans les Maures."
Lettre à la forêt des Maures
Ecrire une lettre à l’heure du mail, à l’heure du portable, à l’heure du fax, quoi de plus démodé ? C’est pourtant bien ce beau genre en voie de disparition que je choisis aujourd’hui pour t’écrire, car la lettre te ressemble. Ecrire une lettre, écrire en général, c’est, comme toi, choisir la lenteur, la patience. C’est accueillir les heures, accueillir les jours, et les ciseler lentement, leur donner forme et direction. C’est choisir de se faire confiance et de laisser le temps à ses propres forces de se déployer. Choisir d’écrire, c’est comme choisir de marcher. Marcher parmi tes arbres et tes rochers, sur tes chemins de poussière et d’azur, jusqu’à prendre la mesure de sa propre vie et lui donner un sens.
Hier se refermait le 1er festival du Freinet, élégant et frais, et je me souviens des paroles prononcées par le grand botaniste Francis Hallé : « L’arbre, c’est du temps visible ».Il en est de même pour la lettre. La lettre, c’est du temps visible, du temps dicible, du temps qui ne se refuse pas, qui ne se fuit pas lui-même. Du temps qui se partage et s’érige en œuvre vivante.
Si je choisis aujourd'hui de t’écrire, forêt, si je choisis de laisser glisser ma plume sur un vrai papier qui boit mon encre et chuinte sous mes mots, c’est pour ralentir un peu la folie de mes contemporains qui, enivrés d’urgence, atteints d’impatience chronique, se ruent vers le néant sans jamais prendre le temps de poser leurs fardeaux et d’apprécier le paysage de la vie. Si je choisis de t’écrire aujourd’hui, c’est pour essayer de freiner un peu l’harassante agitation de ce monde qui cultive le désordre et se précipiter au devant des mirages.
Le temps de la lettre est un temps pesé, posé, réfléchi, qui invite à la nuance et à la profondeur, c’est le même temps que celui qui préside à la croissance de tes arbres et au mûrissement de tes fruits, le même temps que celui qui fait briller les astres et transhumer les troupeaux. C’est le temps des gestations et des grandes œuvres. C’est le temps de la conscience. Or, qu’est-ce que la conscience pour l’homme sinon cette capacité à s’ancrer dans le sens profond des choses, cette faculté de l’esprit à s’enraciner dans la matière du vivant ? Qu’est-ce que la conscience sinon cette verticalité acquise au terme de millions d’années d’évolution et qui fait l’homme à l’image de l’arbre, l’axe de la création ?
Pourtant, tu le sais bien, si l’homme use et abuse de sa verticalité physique pour asseoir ses adversaires et dominer son environnement, il assume bien rarement sa verticalité spirituelle, lui préférant le plus souvent la facile horizontalité du cortège de ses préoccupations matérialistes.
C’est pour cela que je t’écris, forêt, pour te lancer un appel : aide-nous à mûrir notre verticalité intérieure, aide-nous à ne pas faillir à notre vocation, aide-nous à nous relever car beaucoup sont déjà tombés qui ont la ferme, la tragique conviction que c’est couché que l’homme doit vivre. La folie d’abattage de tes sœurs forêts n’en est que le symptôme le plus manifeste. Avides de profits immédiats, avides de plaisirs immédiats, nous avons renoncé à notre hauteur et nous nous sommes laissé aller à la plus dégradante entreprise d’aplatissement de la nature, et partant, de la nature humaine. En coupant les arbres, nous terrassons ce qu’il y a de meilleur en nous. En ne considérant les ressources naturelles que du point de vue économique, c’est notre âme que nous vendons, c’est notre propre grandeur, notre propre fécondité que nous prostituons. Anéantissant les forêts, c’est en nous que nous faisons avancer le désert. « Il faut reboiser l’âme humaine » disait, je crois, René Guy Cadou. En effet, si notre vocation dans l’univers est celle d’accoucheur de conscience, de médiateur entre l’esprit et la matière, entre les animaux et les dieux, notre devoir est de fertilité. « Croissez et multipliez » déclare la Genèse. Mais encore une fois, nous avons entendu l’injonction sur le plan horizontal de la croissance démographique mais qu’en est-il sur le plan vertical ? Nous régnons sur le globe par la quantité mais nous ne réussissons qu’à piller les richesses de la terre et nous asséchons la qualité de notre présence au monde. Nous stérilisons nos relations avec la nature. Par là-même, nous nous mutilons. Et le bonheur que nous nous construisons à coup de tronçonneuse et de bulldozer n’est qu’un leurre dont les étroites limites génèrent insatisfaction chronique et malaise existentiel. En niant sa relation avec la nature, l’homme a perdu contact avec sa vraie nature et dans son délire d’apprenti démiurge, dans son orgueil solitaire, dans son désarroi d’être dénaturé , il n’a trouvé que l’infantile solution du saccage et de la mise à bas de ce qu’il ne comprend plus.
L’homme ne retrouvera son identité et n’accédera à la maturité qu’en se réconciliant avec la forêt.
Mais il doit d’abord réapprendre l’humilité.
Et pour cela commencer à ne plus alimenter la prétention de tout vouloir maîtriser. Ce vieux fantasme judéo-chrétien qui a commencé en Europe avec la destruction des vieilles forêts celtiques et des arbres sacrés. Comme le rappelle Alain Daniélou les grandes religions monothéistes sont des « religions de la cité ». Elles ont tourné le dos aux esprits de la nature et ont placé l’homme sur un piédestal, lui offrant un prétexte à la conquête, au génocide et au mépris de l’ordre naturel. Il y a certes les magnifiques exceptions des grands mystiques tels que Saint François d’Assise ou Saint Benoît qui ont su se défaire du carcan dogmatique de leur foi pour faire retour à la sagesse des forêts, mais il reste que l’institution politico-religieuse chrétienne s’est illustrée à travers toute son histoire par l’éradication méthodique de tous les cultes sylvestres, que ce soit en Germanie, en Gaule ou dans le nouveau monde. Cette haine de la nature n’est évidemment que la manifestation la plus flagrante de la haine du corps et de la peur de l’énergie sexuelle entretenues par les prêtres. La forêt a été diabolisée parce qu’elle était un double écrasant du mystère féminin. Or les religions de la cité étaient en même temps des religions masculines qui avaient jeté le discrédit sur la femme, faisant d’elle la source du mal, la suprême tentatrice, la condamnant au voile, à la soumission ou à la désincarnation dont l’archétype est la vierge Marie.
Et toi, forêt, toi sensuelle, frémissante, englobante, parfumée, parcourue de sources libres, de cascades échevelées, de corolles épanouies, tu étais un défi permanent au désir insatisfait et à l’orgueil impuissant de ces hommes qui, s’interdisant d’aimer les femmes, les détestaient.
Nous sommes les héritiers de ces religions machistes qui ont amputé l’homme de sa part féminine et ont vu dans l’innocente allégresse de la vie l’œuvre maudite du démon…
Le pire est que la haine de la forêt n’a pas été guérie par le grand sursaut rationaliste des Lumières…Le 18ème siècle a chassé les démons, remis les prêtres à leur place, délivré les esprits des superstitions mais il a aussi achevé de nous éloigner de la forêt: L’église l’avait diabolisée mais reconnaissait encore son lien avec la magie, fût-elle noire. Le rationalisme des Lumières la désenchante complètement, la réduisant à un gisement de matière première, justifiant et préparant son exploitation.
De ces deux héritages conjoints viennent notre arrogance, notre esprit de profit et de domination, notre refus du lâcher-prise.
L’humilité est, je crois, vertu féminine. Soyons humbles. Commençons par cesser de croire que l’homme doit ou peut contrôler la forêt. C’est en effet un autre fantasme, administratif, celui-ci, que de penser, comme on l’entend souvent, que la forêt a besoin des interventions et des soins de l’homme pour survivre…Les végétaux sont les premiers organismes vivants de la planète. Les forêts précèdent l’apparition de l’homme de centaines de millions d’années et tout porte à croire que si nous disparaissons, elles nous survivront de centaines de millions d’années…
Comment l’homme, cette parenthèse entre deux infinis, peut- il prétendre avoir une quelconque importance dans l’économie du prodigieux jaillissement de la vie végétale ?
Cette importance qu’il veut avoir auprès de la forêt n’est que l’intuition pervertie de l’importance que la forêt a pour lui, et qu’il ne sait comment s’avouer.
Le seul rôle de l’homme est de reconnaître le lien vital qui l’unit à la nature et qui est le même que celui qui l’unit à la femme. Que les sociétés patriarcales que sont les nôtres se réconcilient avec les femmes et elles retrouveront le chemin de la forêt. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard, à mon avis, si les préoccupations écologiques de notre temps sont nées dans les pays démocratiques qui ont reconnu l’égalité des sexes.
Saluons à ce propos les femmes qui se sont levées de par le monde au nom des arbres, réclamant conjointement la revalorisation des femmes et celle de la nature.
Je rends ici hommage à Vandana Shiva, la physicienne et féministe indienne qui se bat contre la dégradation de l’environnement et s’est engagé dans le mouvement Chipko, ce groupe de femmes himalayennes voués à la sauvegarde de la forêt.
Selon Vandana Shiva, il existe un lien étroit entre l’essor d’un certain rationalisme masculin et la perte du respect de la nature, image de « prakriti », le principe féminin. Ecoutons-là : « Selon moi, l’essor du patriarcat moderne a eu tendance à mutiler le principe féminin dans sa plénitude, et a notamment tenté de le refouler complètement chez l’homme. Dans une certaine mesure, l’essor d’un type masculin de connaissance, de production et de domination a permis de détruire ce qui était essentiel à la société- aux hommes comme aux femmes ».
Je rends ici hommage à Wangari Maathai, la grande militante féministe et écologiste kenyane, auteur de Celle qui plante des arbres. Elue député écologiste du premier parlement démocratique kenyan en 2002, nommée ministre adjointe à l’environnement en 2003, elle est la première femme noire africaine à recevoir le prix Nobel de la paix en 2004. En créant le mouvement « ceinture verte », elle a fait planter plus de 30 millions d’arbres dans toute l’Afrique et a participé à la création d’une arche de Noé verte pour la sauvegarde des espèces végétales. Saluons donc ici celle que ses amis appellent la « femme-arbre » !
Puisse l’exemple ces deux pionnières inspirer beaucoup d’autres femmes et nous aider à retrouver grâce auprès des arbres.
L’Occident a déjà amorcé un retour vers les valeurs féminines. Je parle de ceux qui, en marge de tout système, libres de tout devoir si ce n’est envers l’humanité, travaillent en leur âme et conscience à rendre sa place au « féminin de l’être » selon la belle formule d’Annick De Souzenelle. Ils sont nombreux et leurs voix sont de plus en plus distinctes, de plus en plus écoutées et relayées. Parmi eux, je pense à Jean-Yves Leloup qui dans La Femme innombrable magnifie Marie-Madeleine et fait d’elle le modèle de la femme totale qui marie la chair et l’esprit. Je pense à Christiane Singer qui montre dans Une passion la grandeur mystique de l’amour charnel entre Héloïse et Abélard. Je pense à Paule Salomon, à Michel Odier. Je pense à Lizelle Reymond et à Lilian Silburn qui ont remis en lumière le très ancien shivaïsme cachemirien pour lequel l’énergie féminine est le cœur de la pratique spirituelle.
L’image de Marie-Madeleine est au centre de cette résurrection et je ne peux m’empêcher d’être ému lorsque je songe qu’elle est venue finir sa vie tout près d’ici, que tu l’as vue traverser tes arches sauvages de chênes liège et tes garrigues embaumées pour élire domicile dans une grotte de la Sainte Baume, ceinte d’une de tes plus anciennes, de tes plus luxuriantes voisines. Je ne peux m’empêcher d’être ému en sachant que le personnage historique de Marie-Madeleine rejoint, par son réel retour à la forêt, l’image d’elle qui se dessine ces dernières années. Et je me surprends à me demander si l’église des hommes n’aurait pas effectivement cherché à ternir, à étouffer l’importance de cette compagne du Christ, renvoyant une fois de plus à l’ombre et au silence la face féminine du sacré. Refusant le droit de cité à la femme charnelle, la religion, privée de prêtresses, privée d’initiatrices, privée des énergies qui auraient pu la relier à la vie, s’est desséchée et a dégénéré en vaines spéculations intellectuelles, en philosophie mortifiante, en morale abstraite et culpabilisante. Ayant renié sa chair, elle n’a gardé que la peau, se momifiant en dogmes stériles et vidés de sens, cherchant sa légitimité perdue dans la force brutale de l’autorité politique, intolérante et prosélyte.
Je reconnais bien là l’habitude qu’a notre civilisation de ne se nourrir que de la surface des choses, s’attachant à la seule apparence, oubliant l’être pour le paraître. L’homme a perdu contact avec la profondeur, avec le centre, avec l’intimité du vivant. Par excès de virilité, par excès de yang diraient les taoïstes, il s’est exilé à la périphérie du réel. Il ne croit, il n’aime et ne veut que ce qu’il voit : résultat, il est aveugle ! Il ne sait plus lire le monde, il ne sait plus déchiffrer les signes de la nature. Dans cet exil, il a perdu le sens du sacré et la perte du sacré lui a fait perdre le sens de la vie. Civilisation de déprimés, de dépressifs, de névrosés, de suicidés !
Le forestier Patrice Haberer déclare qu’il faut réenchanter la forêt et que ce serait à l’avenir le rôle des gardes forestiers. Magnifique position qui doit lui attirer bien des soucis avec sa hiérarchie !
Je ne peux que lui donner raison et l’encourager. Pourtant, forêt, quand je vois, à l’aube, tes monts noirs impassibles lacés de volutes immaculées, quand je vois tes arbres mages nimbés de fumante lumière, quand je vois le jour écartelé dans les brisures millénaires des grands châtaigniers, quand je vois dans tes branchages s’élargir les violettes alvéoles du soir, quand j’entends la psalmodie du mistral aux cryptes enchevêtrés du maquis de bruyères et d’arbousiers, quand je vois la transsubstantiation des collines que dissout lentement l’haleine du couchant ; quand j’entends la louange inlassablement réinventée du rossignol enivré de ténèbres ; quand je vois la limpide onction de la nuit baigner tes cimes de fleurs et de schiste, je ne comprends pas en quoi il faudrait te réenchanter. Tu n’as jamais cessé de l’être. C’est seulement l’homme qui en a perdu conscience. C’est l’homme qu’il faut rééduquer à l’enchantement de la forêt. Il s’agit de lui déciller les yeux, lui réapprendre à ressentir, à percevoir, à écouter. Lui apprendre à pénétrer la surface visible des choses afin d’entrer en relation avec leur substance invisible. Car dès lors qu’on pénètre une chose, sa magie se manifeste. J’entends bien le mot magie au sens propre. Il ne s’agit pas seulement de l’émotion esthétique mais de l’accès au surnaturel. Toutes les sociétés traditionnelles le savaient : le surnaturel n’est que la dimension invisible de la nature. Il n’est que d’aller au musée du quai Branly pour s’en rendre compte : pas un seul peuple, sur les 5 continents qui n’ait consacré son art à autre chose qu’aux relations avec les esprits de la nature.
Non, le surnaturel n’est pas une extravagance d’enfant rêveur ou de paysan craintif, il est, j’en ai l’intime conviction, la chair secrète et invisible de la nature. L’apparence des choses n’étant que l’ultime stade d’une progressive condensation de l’énergie créatrice universelle. Et la raison d’être de l’homme ici bas est de prendre appui sur cette dernière marche de la création pour remonter jusqu’à sa source. Mais nous avons besoin pour y parvenir de l’énergie de grâce qu’est l’énergie féminine. Car le féminin est naturellement lié au surnaturel. Il est la Shakti des hindous, l’Isis des égyptiens, l’Astarté des Phéniciens. L’énergie qu’elle apporte à celui qui l’invoque et l’accueille est celle de l’inspiration. Qu’elle soit mystique, amoureuse ou poétique, l’inspiration est toujours une grâce et cette grâce est celle de la déesse. Les grecs ne s’étaient pas trompés en donnant le visage des Muses aux 9 types d’inspiration poétique…
Et toi, forêt, comme la femme, tu es porteuse de grâce. Tu es l’inspiratrice de tous ceux qui s’abandonnent à ta beauté et se laissent initier à ton mystère. Tu es l’inspiratrice de tous ceux qui consentent à plus grand qu’eux et par là consentent à eux-mêmes. Tu es la déesse des humbles, des simples, des libérés, des enfants et des poètes. Et j’invite toute personne assoiffée de réel, toute personne en quête de sens, toute personne en mal de profondeur, à venir te rejoindre, forêt, à passer ton porche d’abîme fécond et à marcher à découvert, livré sans résistance à ta grâce nourricière. Qu’on quitte les routes, qu’on quitte les villes, qu’on sorte des églises, qu’on sorte des mosquées, qu’on s’arrache à la télé, qu’on se mette à nu pour se laisser embrasser par toi, notre mère, notre sœur, notre amante ! Qu’on vienne s’offrir en partage sur l’autel de ton silence jusqu’à se sentir délivrés des mots qui nous tuent. Qu’on vienne faire taire le tumulte profane de nos égarements jusqu’à percevoir à nouveau, dans le silence de toujours ta parole de vie.
Forêt des Maures, t’écrivant, je pense à ma femme, le jour de notre mariage à la Garde Freinet, à sa robe de glycine et à l’azur de son rire. Je pense à elle au lendemain des noces, à sa coiffure de princesse émancipée. Je la revois à Miremer, près de moi, sous le chêne oraculaire, pique-niquant dans l’herbe d’avril avec nos amis. Je la revois évoluant parmi les constellations d’iris nains de la plaine des Maures, se penchant pour respirer leur parfum de subtiles pâtisseries. Je la revois plus tard, les prenant en photo avec la patience d’une mère qui allaite ses petits. Et je te remercie du bonheur simple que nous avons trouvé ici, sous la garde fidèle des monts roulant indéfiniment autour de nous leur houle maternelle.
T’écrivant, je pense à mon fils. Je le revois en train de barboter tout nu dans les mares et les ruisseaux de printemps de la plaine des Maures, jouant avec les têtards, érigeant des barrages de sable rose. Je me revois avec lui, remontant nus pieds le fil de l’eau, nous émerveillant de voir ou d’entendre sauter à notre approche les grenouilles ensoleillées, et de découvrir les tout jeunes crapauds calamites arpenter maladroitement les berges humides encore des dernières pluies. Je revois son enthousiasme sans tache devant le vol diapré des papillons parmi les bruyères blanches et les lavandes sauvages . Puisse-t-il garder cet enthousiasme toute sa vie et le communiquer à tous ceux qui l’approcheront. Je le revois au milieu des puissants châtaigniers, faune hilare faisant récolte de châtaignes luisantes. Je le vois, aux côtés du vent, courir entre les fougères et les hautes campanules. Je le vois rire à l’étoilement de ses mains posées sur les chemins de mica schiste. Et je te remercie d’avoir fait de lui l’un de tes enfants. Car je sais qu’entre lui et toi existe un indicible lien. Je le sais depuis le jour de sa conception où tu nous envoyas un signe, ma femme et moi : une tortue nous apparut, la première que nous ayons vue alors. Il ne fait aucun doute pour moi que cette tortue, une mère, large et bien portante, nous annonçait ta venue. Et comme si cela n’avait pas été suffisant, je me rappelle que nous vîmes une autre tortue, mâle cette fois, le jour même où nous nous posions la question du sexe de notre futur enfant. Le scepticisme serait une insulte à l’intelligence de la vie…
T’écrivant, je pense à la nuit sur les crêtes, aux heures passées à méditer au creux d’un arbre ou dans la paume d’un rocher, sous l’œil limpide de la lune, à écouter le vent orchestrer les distances, à suivre le murmure unanime des arbres et l’imperceptible palpitation des étoiles. Et je te remercie de m’avoir accueilli aux heures secrètes où le monde dort, d’avoir bien voulu faire couler en moi le vif-argent du plus pur silence et d’avoir consenti à me laisser entrevoir mon propre infini dans le creuset de ton immensité.
T’écrivant, je pense aux grands incendies de 2003. Je revois les flammes lacérer tes collines et le nuage de cendres se ruer sur l’azur. Je pouvais sentir sur mon corps ton haleine brûlante. L’air lui-même avait le goût de ton agonie et j’agonisais avec toi. Pourtant, en même temps que la souffrance, m’est apparu un étrange sentiment de fierté : Pouvait-on imaginer un tel cataclysme en banlieue parisienne ? Pouvait-on envisager cela dans le doux pays de Loire ? Dans le calme Limousin ? En verte Normandie ? Seule une forêt sauvage, battue par un soleil fanatique et la fureur des vents; seule une authentique forêt non domestiquée pouvait devenir le théâtre d’une aussi pure et funeste tragédie. Seule une nature solennelle, farouche et violente pouvait servir de cadre à une aussi dramatique épopée. Alors je vis se dessiner dans les fumées de cette apocalypse les visages d’Homère, d’Eschyle et de Sophocle. Je n’assistais pas à une simple catastrophe écologique générée par un pyromane irresponsable. Non, je voyais renaître devant moi le cruel génie de la poésie antique. C’est toi, forêt des Maures, qui te changeait pour elle en un berceau de braises et t’offrait en sacrifice aux dieux oubliés. Je compris de ce jour que les pires événements contiennent les plus hauts enseignements.
T’écrivant, je repense enfin aux marches faites avec Simon, cet ami de toujours qui accompagna jadis mes premiers pas poétiques sur les quais de Seine, ce peintre du jaillissement, qui danse les corps et les couleurs, marcheur des quatre vents, tisserand des continents, artiste intègre et intransigeant. Je repense aux jours passés ensemble sur tes chemins de lumière, à te peindre, à t’écrire, parmi le vent, le soleil et la soif. Je repense aux nuits passées ensemble à la belle étoile sur nos couches d’herbes et d’aiguilles de pin, hôtes des arbres et des rochers. Et je te remercie en te consacrant ce Carnet de voyage, né de nos marches d’amitié, au sein de ton âpre douceur.
Forêt des Maures, t’écrivant, je t’invoque. Je t’invoque pour que ta puissance infuse dans les pages de ce livre, afin qu’il agisse sur le lecteur comme un sortilège bienveillant, une ardente exhortation à se défaire de ses entraves, à ouvrir les yeux et à se libérer de tout ce qui l’encombre et retarde son voyage retour vers ta saine ivresse et ton allègre sagesse.
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